Les projets d’hier et d’aujourd’hui qui alimentent et forment ma sensibilité.

À Zamora (Espagne), Campo Baeza entoure le bâtiment de bureaux d’un mur continu en grès. C’est ici l’occasion de réinterpréter la figure du jardin et de la cour, mais aussi de mettre en regard les masses respectives de la pierre et du verre. 

Plutôt que de composer avec une opposition frontale ou de jouer le contraste, l’architecte utilise ici le verre pour permettre à la matérialité du grès d’envahir la perception de l’observateur. Par le jeu des reflets et des transparences, la pierre est partout. 

Malgré l’uniformité du mur qui se déroule sans fin apparente, les marbrures tourmentées et la variété de teintes de chaque parpaing accrochent le regard. Réverbérée par les parois en verre, ce camaïeu un peu chahuté sature l’espace, frappe profondément l’imagination de l’observateur.

Ici, la pâte du matériau est suffisamment forte pour que chaque élément se détache distinctement de son voisin. Les joints « de carreleurs » soulignent cette diversité en plaçant en contact direct des marbrures discontinues. Là où un bossage, une finition moins lisse auraient uniformisé le mur en domptant la vivacité du matériau, Campo Baeza fait le choix d’un mur bruyant, où chaque pierre se heurte à sa voisine.

Maison vernaculaire normandie

Faire avec ce qu’on a sous la main était jusqu’à peu une pratique dictée par la nécessité et non un luxe que l’architecte pouvait se permettre, lorsque budget, programme et maître d’ouvrage alignaient leurs planètes.

Dans ce patrimoine rural du Calvados, les parements sont fabriqués par un mélange de parpaings de grès posés en boutisses et de pavés de silex. La brique complète cet appareillage très décoratif.

On surestime souvent la part qu’occupait la stricte science constructive dans l’apparence de cette architecture vernaculaire. Hommes, et de fait, sensibles aux belles choses, nos prédécesseurs soignaient avec un plaisir évident les parements de leurs demeures. La logique qui domine est celle de la clarté du parti pris, et du flou dans le détail.

Ce savoureux à-peu-près assouplit une maçonnerie dont le dessin très franc aurait pu être un peu « étouffe-chrétien ». Aujourd’hui on observe souvent l’inverse : du flou dans l’idée maîtresse, mais l’exactitude stupide dans la réalisation, ce qui rend les œuvres fades et raides.

La pierre utilisée pour la construction en Arménie est presque exclusivement un tuf volcanique abondamment présent dans la région, aux teintes allant du gris sombre au rouge clair. Cette pierre constituée de couches de cendres superposées est particulièrement facile à extraire et à travailler. En séchant, elle durcit tout en gardant sa légèreté et devient particulièrement pérenne.

Cette particularité a sans doute été pour beaucoup dans l’expression architecturale des Arméniens. Ici, l’église « Saint Jean le Précurseur » à Noravank se perçoit, malgré les nuances de rose, comme un bloc monolithique jaillissant du sol. Tout, même les toitures, est traité avec la même matière et dans une continuité formelle parfaite. Une modénature épurée articule des formes particulièrement abstraites issues de la géométrie pythagoricienne : cubes, triangles rectangles équilatéraux, cylindres… et participe de l’effet de sculpture dans la masse.

Cette sensation se retrouve jusque dans le traitement des parements. Les ex-voto s’y étalent au petit bonheur, sans altérer la continuité et l’hermétisme de la surface. La profondeur de ces gravures souligne au contraire la sensation de masse.

Seule une pierre dure comme les pierres du Jura rendait possible une telle architecture, non seulement par ses caractéristiques physiques, mais aussi par ses méthodes d’extraction et de taille, ici au cœur de l’expression sensible du bâtiment.

La raideur de cette pierre calcaire et sa résistance à la compression (180 MPa env.) permit à l’architecte d’assembler des éléments de construction à l’échelle du volume d’ensemble. Mieux : les procédés industriels associés au matériau façonnent notre perception de la construction.

Cette pierre extraite par tir de mines, par éclatement des stylolites puis débitée à la scie présente ainsi trois faces différentes : cannelures horizontales, « croûte » et brute de sciage. Le façonnage est parfaitement exclu, à l’exception de certains assemblages, et dans la stricte limite de la nécessité structurelle.

Ainsi, le bâtiment présente un visage varié, mais cohérent. L’architecte y révèle le matériau dans sa vérité la plus intime. En peinture, on appellerait cela un Nu. Comme un clin d’œil, un début de chapiteau ionique, « à l’écorchée » émerge d’un pilier laissé à l’abandon.

Composée à l’origine pour le palais d’un prince napolitain au XVe siècle, la façade très expressive du Gesù Nuovo présente un parement en Piperno, pierre de lave napolitaine.

La noirceur et l’homogénéité du matériau sont accentuées par un bossage en pointe-de-diamant, et une disposition très régulière des assises.

L’abstraction de cette trame en échiquier, filant « en-dessous » des baies et de leurs encadrements, semble échapper à l’élément de modénatures qui la cadrent, et participe d’une sensation d’unité, de puissance.

Judicieusement placé sur la façade sud, ce traitement uniforme et désincarné gomme complètement l’identité du matériau au profit d’un abrupt jeu d’ombres et de lumières.

Le soleil, presque toujours rasant, creuse violemment la façade, anime cet immense pan de mur aveugle.

Les contrastes trop francs brouillent paradoxalement la lecture du relief, rend ardu le discernement du proche et du lointain et plonge l’observateur trop assidu dans une forme d’hypnose.

Impénétrable et dangereux, ce palais manifeste non seulement la force physique, mais transpire l’ésotérique et le secret.

Un chef-d’œuvre d’architecture.

L’adéquation entre le matériau, le mode constructif, le système de proportion et la répartition des pleins et des vides atteint une harmonie dont je n’aurai de cesse de me nourrir.

Érigée avec des blocs de grès de plusieurs tonnes agrafés entre eux, la chapelle blanche de Sésostris Ier fut reconstitué au XXe siècle. Des égyptologues en ont retrouvé les pierres, réutilisées dans les fondations d’un des pylônes du temple.

Le grès utilisé ici se fond dans les couleurs environnantes. Les nombreux hiéroglyphes gravés sur sa surface, imperceptibles de loin, donnent au bâtiment une vibration grandissante au fur et à mesure que l’observateur s’ap-proche. Ils jouent presque le rôle d’un bouchardage.

Je vous joins également les plans de cette chapelle, redessinés par mes soins. J’admire l’élégance avec laquelle la dimension de chaque élément est en cohérence avec un système de proportion élémentaire mais savant, et un mode constructif des plus archaïques. La rigueur un peu sèche des volumes est adoucie par une modénature aux profils généreux.

Vous pouvez enfin profiter d’une expérience en volume (et en VR pour les mieux équipés) grâce à sketchfab.

Chapelle Blanche de Sesostris Ier